Théologie au bord du lac

Théologie au bord du lac
par Henry Corbin (1932)


Tout n’est que révélation; il ne peut y avoir que ré-vélation. Or la révélation vient de l’Esprit, et il n’y a point de connaissance de l’Esprit.

C’est le crépuscule bientôt, mais maintenant les nuages sont encore clairs, les sapins ne sont pas encore sombres, car le lac les éclaire de transparence. Et tout est vert, d’un vert qui serait plus riche que tout un jeu d’orgue, au récit. Il faut l’entendre assis, très proche de la Terre, les bras bien clos, les yeux aussi, faire semblant de dormir.

Car il ne faut pas se promener comme un vainqueur, et vouloir donner un nom aux choses, à toutes les choses; c’est elles qui te diront qui elles sont, si tu écoutes soumis comme un amant; car soudain pour toi, dans la paix sans trouble de cette forêt du Nord, la Terre est venue à Toi, visible comme un Ange qui serait femme, peut-être, et dans cette apparition, cette solitude très verte et très peuplée, oui, l’Ange aussi est vêtu de vert, c’est-à-dire de crépuscule, de silence, de vérité. Alors il y a en toi toute la douceur qui est présente en l’abandon à une étreinte qui triomphe de toi.

Terre, Ange, Femme, tout cela en une seule chose, que j’adore et qui est dans cette forêt. Le crépuscule sur le lac, mon Annonciation. La montagne : une ligne. Écoute! Il va se passer quelque chose, oui. L’attente est immense, l’air frissonne sous une bruine à peine visible; les maisons qui allongent au ras du sol leur bois rouge et rustique, leur toit de chaume, sont là, de l’autre côté du lac.

Quelque chose commencera ce soir, quelque chose de promis, en quoi je crois. Ah! Ce soir? Quand donc ce soir? Si c’était vraiment dans quelques heures, ce ne serait jamais, car il faudrait finir et puis recommencer, et cela finirait toujours sans jamais commencer. Sais-tu ce qu’est attendre, et sais-tu ce que c’est que croire?

Le Mystère de Sainte Cène où tu seras introduit, où tous les êtres seront présents, oui, tu ne le peux dire qu’au futur. Car à chaque moment où tu lis en vérité comme maintenant ce qui est là devant toi, où tu écoutes l’Ange, et la Terre, et la Femme, alors tu reçois Tout, Tout, dans ta pauvreté absolue. Mais dès que tu as lu et que tu as reçu, dès que tu regardes, que tu veux comprendre, que tu veux posséder, donner un nom et retenir, expliquer et retrouver, ah! il n’y a plus qu’un chiffre et ton jugement est prononcé.

Car à chaque instant tu es jugé, et il te faut mourir. Alors tu meurs, lorsque ton existence décide et réalise, car alors c’est fini: ce qui fut n’est pas; tu voulus sans renoncer, renonce sans vouloir.

Non, tu es le pauvre, tu es l’homme; et lui est Dieu, et tu ne peux connaitre Dieu, ni l’Ange, ni la Terre, ni la Femme. Il faut que tu sois rencontré, pris, saisi, qu’ils parlent, sinon tu es seul, et peut-être est-ce bien ainsi, et sera-ce toujours ainsi, toujours, c’est-à-dire qu’il n’y aurait pas d’éternité pour toi. Car tu es né dans un péché qui était péché avant toi, et Toi tu as eu peur, très peur, et tu as crié, crié parce que la Terre était immense, crié parce que la Femme était trop belle, crié parce que l’Ange était invisible, et parce que Toi tu étais Adam, et qu’Adam voulait vivre.

Adam a érigé l’Amour, le lyrisme, la religion, car il a voulu-vivre, c’est-à-dire qu’il a voulu-être-Dieu, et puis parler comme il voulait aux trois êtres. Interroger; hélas! et lui seul se répondre. Écouter; hélas! Se donner à soi-même un concert.

Mais, alors, certainement va surgir soudain de ce lac un cortège d’êtres très beaux. Ils chanteront les funérailles d’Adam; et parce qu’Adam est mort, il sera dit en un choral où plus de voix s’uniront qu’il n’y eut d’angoisse dans tous ses instants : « Christ est né! Christ est ressuscité! »


Leksand en Dalécarlie
au bord du lac de Siljan
24 août 1932, 18 heures

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